Matrimoine : les aventurières de l’héritage perdu

Au cours du mois de mars, la vie bruxelloise a été marquée par un débat sur le futur nom du tunnel Léopold II. À la suite d'un vote populaire, il sera renommé d’après la chanteuse Annie Cordy. Pour trouver un nouveau patronyme à ce tunnel -le plus long de Belgique-, quinze noms de personnalités culturelles et scientifiques, exclusivement féminines, étaient proposés.
Cette opération a eu un fort retentissement dans la presse belge car, pour la première fois, la question de la réattribution de l’espace public aux femmes était au cœur du débat.
À ce propos, la secrétaire d’Etat à l’Egalité des chances, Nawal Ben Hamou, disait :

" Le nombre important de votants nous encourage à mener d’autres initiatives pour mieux visibiliser les femmes à Bruxelles, mais aussi leur apport à la culture bruxelloise, belge ou internationale. Ce sont, selon nous, des leviers positifs pour promouvoir l’égalité entre les femmes et les hommes dans l’espace public."

Rendre l’espace public aux femmes en le nommant après celles qui ont faire l’histoire, c’est le but de la mise en valeur du matrimoine.
Souvent décrié et vu comme un néologisme, le matrimoine prend pourtant racines aux sources de l’histoire et nous rappelle combien les femmes ont œuvré à la construction de notre société.

1. Un héritage perdu

Le matrimoine est la transmission de l’héritage culturel -matériel et immatériel- des générations de femmes antérieures. Il est, en ces termes, l’équivalent féminin du mot « patrimoine ». Le terme est REapparu dans les années 2000, après avoir été supplanté pendant des siècles par le terme « patrimoine ».
Réapparu ? En effet, contrairement à ce qui est communément admis, matrimoine n’est pas un néologisme, mais un mot ancien oublié de la langue française. Il vient du mot latin mater, qui signifie “la mère”. Il était déjà attesté au Moyen-âge pour déterminer les biens hérités de la mère et par matrilignage.
On le trouve sous les termes de matremuine, matremoine, et enfin de matrimoine au XVe siècle afin de déterminer « l'ensemble des biens, des droits hérités de la mère ».
Au XVe siècle, il était notamment possible de lire des textes écrits par des autrices, des philosophesses ou contempler des œuvres d’éminentes peintresses.
Ces notions ont complètement disparu au XVIIe siècle, époque de forte invisibilisation des femmes dans la société. Le mot matrimoine a notamment était remplacé par l’adjectif « matrimonial » afin de déterminer ce qui est de la sphère intime, laissant au patrimoine les lettres de noblesses des grands faits historiques.
Les biens féminins étant inclus dans la dot, la femme était alors perçue comme ne pouvant rien transmettre, or la naissance et les soins quotidiens du foyer.
Ainsi, en faisant disparaitre ce mot, la société a invisibilisé les femmes en les dépossédant de leurs créations et en scellant leurs destins dans l’intimité du foyer.
Aussi, le matrimoine tend à montrer les mécanismes historiques d’invisibilisation des pratiques et actions féminines. En effet, on admet communément par « patrimoine », le leg culturel d’une société. Ce terme englobe tout ce qui a été transmis, quelle que soit son origine.
En mettant en avant le matrimoine, on rend aux femmes leur place dans l’histoire et on rappelle que le passé n’a pas été forgé que par des hommes.


2. Où sont les femmes dans l’espace public ? De l’importance de valoriser cet héritage culturel.

Pourquoi est-il important de réhabiliter le matrimoine et d’avoir un mot propre à l’héritage féminin ?
D’abord parce que l’égalité ne peut passer que par la valorisation de l’héritage culturel féminin afin d’offrir des modèles et ainsi inspirer les générations contemporaines et futures. C’est pourquoi le matrimoine est désormais plus présent au quotidien, dans les études et la valorisation culturelle, afin de rendre visibles tous les apports des femmes à travers l’histoire, les sciences, les arts, etc.
L’éducation, la valorisation personnelle et la création sont conditionnés à la nécessité d’avoir des modèles. Ainsi, en proposant des exemples féminins auxquels peuvent s’identifier les jeunes filles -mais pas seulement-, on leur permet d’avoir accès à plus de pouvoir et de confiance.
Il est important de rappeler l’importance des mots. En oubliant le mot matrimoine, on efface de la conscience collective, l’idée que les femmes ont pu participer à l’héritage culturel. L’histoire et la culture n'ont alors été écrites que sous la plume des hommes, forgeant une société pensée pour eux.
En parlant de matrimoine on remet les femmes à la place qu’elles occupent dans la création de notre société, notre histoire, notre culture, etc. On rappelle que les femmes ont forgé le passé en nous léguant nos connaissances et on légitime leur place dans la société.
À titre d’exemple, dans la seule ville de Bruxelles, seules 6% des rues portent un nom féminin, pas parce qu’il n’y a pas assez de femmes qui ont marqué l’histoire, mais à cause de la domination de l’espace public par les hommes.
Ainsi, en plus d’offrir de nouveaux modèles, le matrimoine remet en question les base de notre culture, majoritairement masculine et permet de comprendre les mécanismes d’invisibilisation des femmes dans tous les domaines artistiques, culturels et scientifiques.


3. Des actions militantes à la prise de conscience politique

Dans le cadre de la recherche d’égalité entre les femmes et les hommes, l’Union Européenne a fait la promotion d’artistes et scientifiques féminines, au travers de différentes initiatives développées par L’Institut européen pour l’égalité entre les hommes et les femmes (EIGE).
Ces actions des instances politiques est le résultat de plusieurs années de combats de militant.e.s pour la reconnaissance du matrimoine dans l’espace public et culturel. Je vous en propose une courte sélection.
À l’instar des journées du patrimoine, les journées du matrimoine se multiplient en Europe et mettent en avant des pionnières qui ont participé à la création de notre société et de notre culture. Concrètement, les matrimonydays à Bruxelles, les journées du matrimoine à Paris, permettent d’avoir accès à la culture féminine gratuitement et d’offrir des conférences et activités autour du matrimoine.
En France l’université Paris8, a lancé depuis 2015, une recherche en « Genre, création artistique et matrimoine », et un séminaire « Genre, historiographies et histoires des arts : le matrimoine en question » dans son laboratoire d'études de genre et de sexualité.
Aussi, en Italie, l'Eredità delle Donne met en lumière l’héritage scientifique et artistique des femmes.
Sur les réseaux sociaux de nombreux comptes s’emparent de ces questions et mettent en avant le matrimoine dans tous ses états. Autant de comptes qui rendent leurs lettres de noblesses à des femmes souvent passées dans l’oubli.
Parmi eux, la plateforme edifiernotrematrimoine.org, offre un réseau de matrimoine dans l’art du spectacle vivant.
Des podcasts spécialisés, comme Vénus s’épilait-elle la chatte, mettent en avant l’histoire et la culture sous un prisme féminin, afin de rappeler que tout ce qui nous a été légué par les générations précédentes n’est pas l’apanage des hommes.
Enfin, des visites guidées et à thèmes sont désormais organisées par des spécialistes de certains domaines, dans des lieux culturels ou dans l’espace public. C’est notamment le projet de womensarttours et de feministinthecity.
Ainsi, l’héritage culturel légué par les femmes se décline à l’infini et fait aujourd’hui un retour en Europe, porté par des actions culturelles indépendantes et de grands projets de valorisation politique.


En réhabilitant des mots comme « matrimoine » ou « autrice », qui datent de l’antiquité et ont disparu au cours de l’histoire au profit du leg patriarcal, on rend aux femmes un vocabulaire porteur de l’héritage culturel qu’elles ont créé.
Le retour de ce mot et sa mise en valeur, sont d’autant plus important qu’ils forgent des modèles forts pour les générations actuelles et à venir afin de continuer à créer, découvrir, militer.

Enlevez toute protection aux femmes, exposez-les aux mêmes efforts, aux mêmes activités que les hommes, faites-en des soldats, des marins et des mécaniciennes et des docteurs(..). Tout pourra arriver quand être une femme ne voudra plus dire : exercer une fonction protégée, pensais-je, ouvrant ma porte.
Virginia Woolf, Une chambre à soi

Ma sélection de comptes Instagram pour une dose quotidienne de matrimoine :

allee.des.oubliees
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